Création le 13 janvier 2023

L'ESPÈCE HUMAINE OU L'INIMAGINABLE

D’après la Douleur de Marguerite Duras, 
Autour d’un effort de mémoire de Dionys Mascolo

et L’Enfer de Treblinka de Vassili Grossman 

Mise en scène et scénographie : Mathieu Coblentz
Collaboration artistique et scénographie : Vincent Lefèvre
Création musicale, d’après le Requiem de Mozart : Vianney Ledieu et Jo Zeugma 
Dramaturgie : Marion Canelas
Création sonore : Simon Denis
Création lumière : Victor Arancio
Manipulation du décor : Pascal Gallepe
Construction de la voiture : Philippe Gauliard
Construction du décor et confection des costumes : les ateliers du TNP
Régie son en tournée : Tom Zeugma

avec Mathieu Alexandre, Florent Chapellière, Vianney Ledieu, Camille Voitellier et Jo Zeugma

Création au Théâtre national populaire – CDN de Villeurbanne du 13 au 28 janvier 2023

Production : Théâtre Amer ; Théâtre National Populaire
Coproduction : Théâtre de Cornouaille – scène nationale de Quimper ; Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne ; Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge ; Le Canal, Théâtre du pays de Redon, scène conventionnée d’intérêt national art et création pour le théâtre ; Théâtre André Malraux, Chevilly-Larue ; Centre culturel Jacques Duhamel, Vitré (en cours)
Aides et soutiens : la DRAC Bretagne – ministère de la Culture, de la Région Bretagne, du Conseil départemental du Finistère et de L’Archipel – pôle d’action culturelle de Fouesnant
Remerciements : Macha Zonina et Dominique Natanson

Durée : 1h20

Photographie de répétitions © Jacques Grison

Du tragique antique pour une épopée contemporaine

Le premier battement de cœur de notre spectacle, c’est la lecture de L’Espèce humaine de Robert Antelme, essai, poème, témoignage d’un homme déporté par les Nazis dans un camp de travail, et qui en rapporte une pensée fondamentale : « C’est un rêve SS de croire que nous avons pour mission historique de changer d’espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. […] Une vérité […] apparaît ici éclatante […] : il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. » Ensuite, nous découvrons les conditions qui ont rendu possible la production de cette œuvre majeure, capitale : l’enchaînement de circonstances et de gestes qui a permis à son auteur de réchapper de l’enfer, d’être sauvé de la mort et de publier ce texte. Evadé de Dachau « libéré » mais tenu en quarantaine par les Américains, Antelme rejoint Paris grâce à l’aide et au secours de son ami Dionys Mascolo qui raconte cette traversée dans Autour d’un effort de mémoire. Sauvé d’une mort promise par son état de santé, Robert est soigné à Paris par son épouse de l’époque, Marguerite Duras, qui racontera ces soins dans La Douleur. Le chemin de notre spectacle se dessine donc de l’arrestation de Robert – « résistant » par évidence, par instinct, ni glorieux, ni héroïque – à sa résurrection. Figure du revenant, il est porteur d’une nouvelle qui bouleverserait l’humanité si elle la prenait pour loi : l’égalité pleine et inaliénable de tous les êtres humains. 

Comment raconter le mythe du retour et le chant du revenant sans présenter l’enfer ? Le chercher dans la fiction, le dire par le poème ? Le détour ou la métaphore paraissent une atténuation ; insoutenable pour dire l’enfer du XXsiècle. Nous optons donc pour le meilleur, qui semble ici le pire : la description fidèle et pointilleuse de l’assassinat de masse, méthodique, raisonné, industrialisé, par le meilleur témoin, appliqué à décrire autant que frappé par la réalité, et auquel la littérature échappe comme le véritable signe de l’émotion et de l’effroi qui le saisissent face à l’horreur. L’Enfer de Treblinka de Vassili Grossman nous semble en effet le meilleur tableau de l’enfer que nous puissions présenter comme fond à notre histoire particulière. Toute pacifiste et lumineuse qu’elle soit, la « nouvelle » rapportée des camps par Robert n’est pas dépourvue de colère et, dans notre spectacle, celle de Grossman qui affleure devant Treblinka est salutaire. Le front russe, dans l’état actuel du monde, nous semble essentiel dans le récit d’un retour et d’une résurrection, d’un avenir possible après le meurtre. L’horreur dite, avec beauté mais désignée par les vrais mots – SS, nazis, Juifs, mort, chambre à gaz –, est difficile à porter mais nous nous engageons dans ce geste difficile, précisément pour que ce soit su. Nous osons porter ce texte à la scène, en 2023, pour que, devant les assimilations actuelles de certaines patries, de certains êtres par d’autres à des « Nazis », nous puissions dire, et faire savoir, ce qu’est véritablement la raison humaine employée à détruire une partie de ses semblables, de ses égaux, et pour voir la lumière. Lumière toujours fournie par la fabrication de récits communs à tous, accessibles à tous, et qui nous font nous reconnaître « chacun responsable de tout et de tous, et moi plus que tous les autres », comme l’affirme Emmanuel Levinas, pour espérer que soit entendu aussi que l’amitié véritable et concrète, entre individus puis entre peuples, pourrait être la base du rapport à autrui.

Nous racontons une histoire en puisant à trois sources – Autour d’un effort de mémoire de Dionys Mascolo, La Douleur de Marguerite Duras et L’Enfer de Treblinka de Vassili Grossman – auxquelles s’ajoute une quatrième : le Requiem de Mozart, déroulé entièrement et en quelque sorte recomposé. Ce fil musical nous place dans la cérémonie, dans le rituel, et nous permet de hisser le récit à une hauteur mythologique.

La scénographie

« Je ne sais pas si on peut parler de la phénoménologie du visage parce que la phénoménologie décrit ce qui apparaît. De même que je me demande si on peut parler du regard tourné vers le visage. Le regard est toujours une connaissance, une perception, et je pense que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est quand vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton et que vous pouvez les décrire que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de regarder autrui, c’est de ne pas connaître même la couleur de ses yeux. Quand on observe la couleur de ses yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. Par conséquent, la relation avec le visage peut être dominée par la perception mais ce qui est spécifiquement « visage », c’est ce qui ne se réduit pas. Or il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, son exposition sans défense. C’est la peau la plus nue, qui reste la plus nue et la plus dénuée. Dans le regard du visage, il y a une pauvreté – qu’on essaie de cacher d’ailleurs, en se donnant une contenance ou en prenant des poses, en se masquant. En tout cas, c’est cela qui apparaît à celui qui aborde autrui. Et, par conséquent, il y a dans le visage, absolument exposé, comme menacé, comme nous invitant à un acte de violence, et en même temps, le visage, c’est ce qui vous interdit de tuer. Et c’est une signification sans contexte. […] Ici le visage est lui-même sens. « Moi, c’est moi. »  C’est ce qu’on ne peut pas tuer – ce qu’on peut tuer, n’est-ce pas, mais dont le sens consiste à dire : « Tu ne tueras point. » On peut tuer autrui mais nous sommes alors dans une relation où le visage n’a pas été vu, où le visage n’a pas signifié, disons. […] Le « Tu ne tueras point », c’est la première parole du visage. Il y a par conséquent dans l’apparition du visage un commandement. Comme si un maître me parlait. Et je pense en effet que la relation avec Dieu se fait à partir du visage d’autrui. Il n’y a pas de tête-à-tête avec Dieu sans autrui, vers lequel je suis renvoyé et à partir duquel je reçois l’ordre. Et en même temps, le visage, c’est le pauvre à qui je dois tout. Et moi, je suis celui qui doit trouver des ressources pour répondre à cet appel du pauvre. L’analyse du visage telle que je viens de la faire, avec cette maîtrise d’autrui, et avec sa pauvreté, et avec ma soumission et ma richesse, est le présupposé de toute relation humaine, est le présupposé de la morale humaine. […] C’est à partir de ces égards pour le visage d’autrui, étant donnée la multiplicité, étant donnée la présence du tiers à côté de l’autre, qu’apparaissent les lois et que la justice elle-même s’instaure. » Emmanuel Levinas, L’Autre et son visage, 1981

Photographie de répétitions © Jacques Grison

Notre scénographie part d’une intuition : que la disparition progressive du visage humain dans la peinture du début du XXe siècle avec les futuristes, les cubistes, l’abstraction, est directement liée à l’apparition d’une conception industrielle et concentrationnaire de l’humanité. A la manière de l’humanisme renaissant d’un Arcimboldo, nous allons recomposer à partir de différents éléments un visage humain. Nous disposons au plateau quatre solitudes, quatre espaces distincts à des hauteurs différentes, composés comme les pièces d’un appartement à des époques diverses.

Nous sommes dans des espaces susceptibles d’évoquer le ghetto, la route, le retour en voiture, autant que le 5, rue St-Benoît à Paris. Sans être dans la recherche d’une représentation réaliste mais plutôt de correspondances poétiques, d’associations libres laissant toute sa place à l’imagination du spectateur.

A cour, à trois mètres du sol et comme suspendu, dans son salon : l’œil Marguerite, sur un plateau qui bascule, luttant contre la gravité pour ne pas chuter. (La comédienne Camille Voitellier est aussi circassienne accomplie.) En symétrie, à jardin, partant du sol puis montant grâce à des tampons de scène pour rejoindre l’altitude de Marguerite : l’œil Dionys, dans sa bibliothèque, dont les livres se déploient pour former une vaste chevelure. Au centre, une voiture, une 4CV, comme une bouche. Au centre lointain, au-dessus de la voiture : le nez, composé par une petite cuisine qui pourrait être dans le ghetto de Varsovie avec réchaud et conduit, abritant les deux musiciens. 

Peut-être ce « visage » ne sera-t-il pas reconnu, peut-être n’aura-t-il pas de ressemblance avec le « portrait »… Qu’importe ! C’est pour nous un secret de fabrication et un objet d’une grande force poétique.

Poursuivre… avant ou après le spectacle :

Bibliographie
Mascolo Dionys, Autour d’un effort de mémoire, Maurice Nadeau

Duras Marguerite, La Douleur, P.O.L.
Grossman Vassili, Carnets de guerre, Calmann Lévy
Antelme Robert, L’Espèce humaine, Gallimard « Tel »

Adler Laure, Marguerite Duras, Gallimard « Folio »
Alighieri Dante, La Divine Comédie, Flammarion, GF
Arendt Hannah, Les Origines du totalitarisme, Gallimard, « Quarto »
Blanchot Maurice, LEntretien infini, Gallimard
Robert Antelme, textes inédits, Sur L’Espèce humaine, Essais et témoignages, Gallimard
L’Espèce humaine et autres écrits des camps, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade (n° 660) »
Edgar Morin, Cahiers de L’Herne
Duras Marguerite, Cahiers de la guerre et autres textes, P.O.L.
Duras Marguerite, Le Navire Night, Césarée, Les Mains négatives, Aurélia Steiner, Mercure de France
Duras Marguerite et Mitterrand François, Le Bureau de poste de la rue Dupin et autres entretiens, Gallimard
Grossman Vassili, La paix soit avec vous, L’Age d’homme
Kofman Sara, Paroles suffoquées, Galilée
Levinas Emmanuel, Ethique et Infini, Le Livre de poche, « Biblio 
Mascolo Dionys, La Révolution par l’amitié, La Fabrique
Mascolo Dionys, Le Communisme, Lignes/IMEC
Mascolo Dionys, De lamour, Benoît Jacob
Mitterrand François, Mémoires interrompus, Odile Jacob  
Morin Edgar, Histoire(s) de vie, entretiens avec Laure Adler, Bouquins, « Essai »
Nancy Jean-Luc, L’Art et la Mémoire des camps – représenter – exterminer, Les Editions du Seuil, « Le genre humain »
Nancy Jean-Luc, L’Autre Portrait, Galilée
Weil Simone, Amitié – L’Art de bien aimer, Rivages poche, « petite bibliothèque »